Édito n°764 – mars 2020
The End - Stéphane Delorme
The End - Stéphane Delorme
Le 31 janvier, un conglomérat de producteurs et d’hommes d’affaires a acheté les Cahiers du cinéma. Les lecteurs n’ont peut-être pas pris connaissance des nouveaux actionnaires, dont la liste est publique. Parmi les vingt noms, côté producteurs, Pascal Caucheteux (Audiard, Desplechin), Toufik Ayadi et Christophe Barral (Les Misérables), Marie Lecoq et Frédéric Jouve (les films de Rebecca Zlotowski), Marc du Pontavice (J’ai perdu mon corps), Pascal Breton (la série Marseille). Côté hommes d’affaires : Grégoire Chertok (banque Rothschild), Éric Lenoir (le mobilier urbain Seri), Reginald de Guillebon (Le Film français, Première), et la «love money» de Xavier Niel (Free), Marc Simoncini (créateur de Meetic), Stéphane Courbit (Banijay, producteur de contenus audiovisuels), Frédéric Jousset (Beaux-arts), Alain Weill (BFM).
La rédaction dans son ensemble a décidé de quitter les Cahiers du cinéma. Les journalistes salariés prennent la clause de cession, droit de conscience qui protège les journalistes lors d’un changement de propriétaire. Une telle décision est déchirante pour nous, et inédite dans l’histoire de la revue.
C’est d’abord une question de principe. Nous refusons de travailler sous l’égide de producteurs, ce qui pose un risque de conflit d’intérêts immédiat. Le fait même que des producteurs possèdent la revue brouillera la réception des films et créera une suspicion légitime. La nomination prochaine au poste de directrice générale de Julie Lethiphu, actuelle déléguée générale de la SRF (Société des réalisateurs de films), lobby actif et influent, n’a fait qu’aviver nos craintes. Nous ne voulons pas devenir la vitrine du cinéma d’auteur français.
Les actionnaires ont annoncé à leur arrivée la création d’une charte d’indépendance. Or la communication brutale dans la presse (Les Échos et Télérama) l’a immédiatement bafouée. On nous annonce la création d’une revue «chic», «conviviale» et «recentrée sur le cinéma français». Il va sans dire que les Cahiers n’ont jamais été aucun des trois. Les Cahiers se sont toujours moqués du chic et du toc. Ils n’ont jamais été une plateforme de débats pour/contre : la santé des Cahiers, c’est leur virulence, quand on sait dur comme fer qu’elle est au service de la défense d’idées, de passions et de convictions. Les Cahiers ont toujours été ouverts sur le monde. Et l’équipe a été très attentive au cinéma français depuis onze ans mais sans doute ce n’est pas le bon cinéma français que nous avons défendu. Il faut recentrer les excentriques. On nous affaiblit en minimisant les chiffres de vente, alors que, malgré une absence sévère de moyens, les Cahiers se maintiennent dans le contexte de l’effondrement de la presse, terminant même 2019 avec une progression des ventes en kiosque. Dernier message alarmant : les Cahiers sont envisagés comme une marque qui devrait «faire des événements autour de marques». Et les actionnaires de nous intimer sans ambages : «Il leur appartient de marquer leur adhésion ou non à notre projet.» On croirait entendre : «Parce que c’est notre projet !» Eh bien nous le refusons.
Les lecteurs savent aussi que les Cahiers ont affiché leurs prises de position politiques, qu’ils ne séparent pas de leurs prises de position esthétiques : contre le traitement médiatique des gilets jaunes, contre la nomination de Franck Riester, le pass Culture (piloté par Frédéric Jousset, nouvel actionnaire) ou Parcoursup, bref contre la présidence Macron. Voir apparaître les noms de Rothschild, BFM, Niel, Simoncini pose question : pourrait-on rester aussi libres de nos mouvements ? Arrive tout simplement aux Cahiers ce qui arrive à tous les titres de presse, le rachat par des millionnaires proches du pouvoir, souvent venus des télécoms afin de préparer la transition numérique et le flux des contenus. Personne d’autre ne s’intéresse-t-il au sort de la presse ? Richard Schlagman, le précédent propriétaire, venait de l’édition d’art (Phaidon) et garantissait notre indépendance, nous protégeant de toute influence des milieux parisiens.
Les propriétaires n’ont de toute façon pas fait mystère de leur volonté de changer de rédacteur en chef et d’équipe dans le Tout-Paris, qui visiblement se pose moins de questions déontologiques que nous et s’excite à l’idée de prendre la place, ou de revenir. Ce qui explique le manque de soutien dans la presse. Nous verrons – ou plutôt vous verrez, puisque pour nous la page est tournée – si les Cahiers, à la décidément turbulente histoire, vivront une Restauration ou une Révolution, au sens nouveau monde. Le numéro d’avril en tout cas sera notre dernier.
Édito n°763 – février 2020
Les yeux bleus - Stéphane Delorme
Les yeux bleus - Stéphane Delorme
Longtemps après la vision de The Irishman, un motif flottant et persistant se dépose sur le souvenir du film : les yeux bleus numériques de l’Irlandais Frank Sheeran (Robert De Niro). Un regard inquiet, triste, peu assuré, déchirant. Un effet très spécial. L’Irlandais, qui a participé à la libération de la Sicile, devient l’homme à tout faire des Siciliens, celui qui repeint les murs de gerbes de sang. Il tient à peine debout quand il marche, c’est une marionnette, un exécutant. Il a un maître, puis deux. À chacun ses armes. D’un côté, le regard en biais de Joe Pesci sous ses grandes lunettes fumées. De l’autre, la voix vociférante d’Al Pacino, tout concentré sur sa bouche, avide d’engloutir glace sur glace. A-t-on déjà vu pareille faiblesse dans un film de Martin Scorsese ? Qu’est-ce que ce grand regard perdu ? Et pourtant on a déjà croisé ce regard bleu irréel : celui de Christopher Serrone, l’acteur de 13 ans qui jouait, avec des lentilles bleues, le personnage de Ray Liotta jeune dans Les Affranchis. Le film commençait presque sur son œil en très gros plan, rêvant des bandits d’en face, de leur liberté, de leur pouvoir, avant qu’il ne se transforme à son tour en machine à tuer. Il n’y a pas d’autre destin pour les mafieux que de devenir des machines à tuer. Le gamin à l’œil bleu admire, puis copie, puis finit comme un schmock. À trente ans d’écart, c’est donc le même regard bleu de porcelaine, et ce regard bleu est un regard vide.
Toute la hantise des personnages de Scorsese est d’être vides. Que voient les yeux absents de Travis Bickle dans son rétroviseur, dans Taxi Driver ? Et que nous disent en retour les grands yeux bleus myopes de Cybill Shepherd ? Dans Le Temps de l’innocence, Newland Archer croit son épouse superficielle, mais les regards qu’elle lance à la caméra en frôlant le cadre sont-ils ceux d’une poupée de salon, ou la preuve qu’elle a tout vu ? Newland comprend que c’est lui la coquille vide, une espèce de fantôme maladroit traversant un milieu qu’il ne maîtrise pas, mais par lequel il se laisse lâchement porter – le frère de Sheeran, une autre âme en peine. Dans sa tribune du New York Times, où il s’en prend aux films de super-héros, Martin Scorsese a un mot important pour qualifier le cinéma : «lostness» (perte, perdition). La Mort aux trousses est important, dit-il, non pas parce que c’est un spectacle, mais parce que le personnage est perdu.
Scorsese est connu pour sa virtuosité, son humour, son énergie, mais on oublie trop qu’il peut nous donner un coup au cœur. À la fin de New York, New York, il suffit d’un pied qui ne tapote pas le pavé mouillé pour comprendre que la magie de Chantons sous la pluie ne fonctionne plus : non l’homme ne dansera pas, non la femme ne reviendra pas. Tout se paie un jour ou l’autre. Il y a un moment où ça ne résonne plus. Dans l’immensément triste The Irishman, ce moment est partagé en trois temps inouïs, plantés comme trois clous. Pesci prépare la salade, maître et esclave face à face, la bague dorée entre eux, et sous-entend la mort de Jimmy Hoffa, au grand désarroi de Sheeran. Le lendemain, petit déjeuner, bol de céréales, et Sheeran est «impliqué». Scorsese brode sa poésie autour de l’interdit de nommer le crime. Le tragicomique vient de la circonvolution et des périphrases : «On a fait tout ce qu’on pouvait pour lui», «ça va arriver», «il est parti» (comme s’il était déjà mort). De Niro, plus sublime que jamais, fait flotter son regard, puis lève longuement les yeux au ciel de désespoir. Enfin, après l’acte, quand Sheeran doit lui-même appeler la veuve, il baisse cette fois longuement les yeux, le regard bleu éteint. «Quel type d’homme» fait ça ? C’est toute la cruauté de ce cinéma, sa morale, qui garde le regard fasciné et effrayé de l’enfant : ces hommes creux paraissent enviables, mais ce n’est pas une vie.
Il fallait rencontrer Scorsese maintenant. Parce que The Irishman est un grand film, et que beaucoup ne l’ont pas encore vu en France puisqu’il n’est pas sorti en salle. Parce qu’il défend le cinéma qu’on aime avec sa Film Foundation ou dans sa tribune cinglante du New York Times. Parce qu’il reste un cinéphile passionné, capable de parler pendant des heures des plans qui l’ont transi. Parce qu’il cherche toujours, fiévreux, le secret du cinéma. Sa parole émouvante sur l’enfance, mais aussi sur la vieillesse, la maladie, la mort donne une autre profondeur à cette fresque historique qui couronne son œuvre parce qu’elle se resserre sur l’essentiel, l’instant fatidique de la vie d’un homme.
Édito n°762 – janvier 2020
Cinéma - Stéphane Delorme
Cinéma - Stéphane Delorme
La polémique qui a suivi la tribune fracassante de Martin Scorsese dans le New York Times contre la marvellisation d’Hollywood («ce n’est plus du cinéma») ne manque pas de sel, Bob Iger, patron de Disney, donc de Marvel, annonçant l’organisation d’un meeting avec le cinéaste, comme dans une parodie de The Irishman. C’est qu’il y a là un enjeu majeur, profond, pour le cinéma américain. Tout est en train de se réorganiser. Netflix a organisé une mini-fuite des cerveaux avec ce trio new-yorkais, Scorsese, Safdie, Baumbach, qui fragilise les studios historiques en vue des Oscars. Le signifiant « cinéma » brûle de tous les côtés. Le choix de Twin Peaks : The Return en n°1 de notre top 10 de la décennie (corroboré par le top des lecteurs !) a fait grincer des dents, aux États-Unis surtout, parce que ce ne serait pas du cinéma mais un TV show. Alors quoi : Avengers est du cinéma, et pas Twin Peaks ? L’enjeu était d’affirmer que le cinéma se trouvait là dans sa plus grande intensité. Le cinéma est dans Twin Peaks et dans The Irishman, tout autant que dans Uncut Gems, même si ces œuvres ne sont pas dans les cinémas. Ou dans Joker, torpille contre le MCU (Marvel Cinematic Universe) inspirée de Scorsese et qu’il a failli réaliser (c’est dire à quel point il cristallise le débat), film engagé, pensé, risqué, et non programmé pour des fans acquis d’avance. Le plus piquant est que Robert Iger ne sort pas de nulle part : c’est le même qui, en 1989, alors qu’il était directeur des programmes d’ABC, a empêché Lynch de réaliser Twin Peaks comme il l’entendait, a saboté la saison 2 en précipitant la révélation du tueur et failli virer le cinéaste parce qu’«il ne connaissait pas les règles du storytelling». On a à faire à des destructeurs. Que Lynch revienne 25 ans plus tard avec «son» Twin Peaks est une revanche extraordinaire. Il y a bien aux États-Unis un combat pour le cinéma, porté par Lynch, Scorsese, Coppola, le cinéma étant vidé de son contenu dans les salles et les cinéastes trouvant refuge où ils peuvent.
Pour certains, Scorsese ne défendrait pas le cinéma, mais le « cinéma personnel » (personal cinema), formule vague qu’on n’emploie pas en France, désignant autant le cinéma d’auteur que le cinéma à la première personne. Avant, le personal cinema, c’était le journal filmé de Jonas Mekas, maintenant c’est carrément Scorsese ! C’est une manière de ghettoïser les cinéastes en créant un genre spécial pour eux. Mais gardons la formule et retournons-la, il y a en face un continent impersonnel : international, global, anonyme, visant des publics-cibles. Un cinéma personnel s’adresse à des personnes. Si Tommaso nous importe tant, c’est que Ferrara, refugié en Italie, trouve l’inspiration dans ses émotions et son acteur. Les Safdie disent «Howard, c’est nous !». Almodóvar (qui s’est moqué des Marvel «stérilisés» et sans sexe) parle de lui à travers Antonio Banderas. Chaque fois le cinéaste plonge dans les mines de son expérience pour y chercher des trésors, chaque fois la vie est sublimée. Tous défendent une vision romantique : le cinéaste exprime une vision de l’homme et du monde.
Si on veut bien dépasser le littéral « est cinéma ce qui est montré au cinéma » (qui sert la légitimité de Disney, en train d’acheter le parc des salles), si on a une idée du cinéma, comme Scorsese, la question se pose : ce qui arrive, est-ce encore du « cinéma », mot magique rayonnant d’histoire, de pensées et de pratiques ? On se demande combien de temps geeks et start-upers disruptifs auront besoin de ce beau vieux mot. Les frères Russo, réalisateurs de la bouillie Avengers : Endgame, plus grand succès de tous les temps, sont finalement du même avis que Scorsese quand ils lui répondent avec mépris : « Cinéma est un mot de New York ; nous, on fait des motion pictures. » Les Russo ne sont qu’un rouage dans la machine Disney détrônant le cinéaste au profit du producteur-roi. Certes le conflit entre producteurs et cinéastes a toujours eu lieu, sauf que les producteurs n’ont jamais été aussi ignares, couards et pauvres en imagination. À la fin des années 20, William Fox avec Winfield Sheehan, sont les premiers à créer aux États-Unis un havre pour cinéastes : ils ont sous contrat Hawks, Ford, Walsh, Dwan, Borzage et font venir Murnau, qui tourne L’Aurore. Eux ont une vision. Aujourd’hui la Fox est rachetée par Disney qui fait ce qu’il veut de ces chefs-d’œuvre, et n’a d’ailleurs aucune idée de leur existence. Il faut que les cinéphiles se réveillent. Ce n’est pas une lutte de générations, c’est la destruction de l’art, présent et passé, par des marchands de tapis.
L’intera redazione dei Cahiers du Cinéma si è licenziata per protestare contro la nuova proprietà
Tutti i 15 membri della redazione dei Cahiers du Cinéma, la più importante rivista cinematografica francese e una delle più importanti al mondo, hanno annunciato le proprie dimissioni in seguito a un recente cambio di proprietà. Lo scorso 30 gennaio, infatti, la rivista è stata rilevata da una cordata guidata da Eric Lenoir, che comprende anche alcuni produttori cinematografici, tra cui Pascal Caucheteux, Toufik Ayadi e Christophe Barral.
Secondo i giornalisti dimissionari, questa nuova proprietà provocherebbe un conflitto di interessi che minerebbe l’indipendenza della rivista. Secondo il vicedirettore Jean-Philippe Tessé, riporta Le Monde, la nuova proprietà vorrebbe che il giornale fosse più accomodante nei confronti del cinema francese, che nel corso degli anni è stato tenuto in poca considerazione dai Cahiers du Cinéma. Lenoir ha risposto che i nuovi azionisti non hanno dato nessuna istruzione ai giornalisti su come e cosa debbano scrivere e che «la redazione deve scrivere ciò che vuole sul cinema. È fuori questione condizionare le loro scelte». I Cahiers du Cinéma furono fondati nel 1951 da André Bazin, Léonide Keigel, Joseph-Marie Lo Duca e Jacques Doniol-Valcroze, e negli anni hanno avuto come collaboratori diversi importanti registi francesi, tra cui Éric Rohmer, Jacques Rivette, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol e François Truffaut.
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